Depuis 25 ans, Rodolphe Cousin travaille sur les questions urbaines à La Réunion. Il nous raconte sa façon de concevoir la ville. 

 

Rodolphe, il paraît que les fourmis ont été les premiers témoins (et victimes) de votre passion pour l’urbanisme…
Oui en quelque sorte ! Quand j’étais petit, j’habitais à Alger. J’étais un enfant un peu solitaire et je m’amusais avec les fourmis. Je détruisais les fourmilières pour ensuite les reconstruire à ma manière. Ces fourmis, je leur faisais des réserves à graines, des ponts…Bon en général, le lendemain, elles avaient déserté mon installation… Comme quoi, il vaut mieux faire de la concertation avant tout projet d’urba !

C’est quoi un urbaniste pour vous ?
C’est un généraliste, un peu comme un architecte, mais à l’échelle de la ville. J’aime bien partir de la définition de l’architecture de Bruno Zevi, qui explique que notre travail, c’est de définir du vide. Ce qui est important, ce n’est pas le construit, c’est l’espace dans lequel tu es. Cet espace, il faut que tu saches l’arrêter, l’ouvrir, de manière à ce que tu puisses y entrer, circuler, t’y sentir bien. La ville, c’est pareil: je ferme, j’ouvre, j’articule et j’aménage le vide à l’échelle de la ville.

L’urbanisme, ce n’est pas que du design urbain…
Oui et je déplore que la vision de l’urbaniste, par l’architecte qui ne fait que de la maîtrise d’oeuvre, ne se résume bien souvent qu’au design urbain. Or la fabrication de la ville met en oeuvre beaucoup d’autres paramètres: son financement, la réglementation, l’économie, les déplacements, la sociologie, l’environnement…C’est plein de fonctions la ville: se loger, travailler, se divertir, se déplacer… Bref, l’urbanisme englobe un champ énorme qui fait que le design, au final ce n’est pas grand chose. On peut être dans une ville très “designée” dans laquelle on ne se sent pas bien. Et l’inverse.

La vision politique est essentielle à l’urbaniste, elle précède le geste.
Les choses peuvent être très peu énoncées et très claires du style: “je veux un nouveau quartier dans lequel il fasse bon vivre”. Mais ça peut aller plus loin. Sans orientation politique, il n’y a pas d’urbanisme. Le politique doit être à l’initiative du projet, tracer les directions.

“Je déplore que la vision de l’urbaniste par l’architecte qui ne fait que de la maîtrise d’oeuvre ne se résume bien souvent qu’au design urbain.”

Ce qui n’est pas toujours le cas….
Disons qu’on trouve des villes avec des pools d’urbanistes, des équipes constituées où on est dans une réflexion urbanistique poussée. Et d’autres villes où ça l’est moins, c’est une question d’échelles aussi…

A La Réunion, dans quel cas est-on ?
La culture urbaine n’est malheureusement pas des plus partagées. Dans la formation des cadres des collectivités, elle est souvent trop peu présente. Et de toute façon, tu as au moins 30% de cadres en moins que dans les collectivités métropolitaines, ce qui fait que les communes ne sont pas toujours équipées pour mener à bien leurs réflexions. Résultat: très souvent, le projet est noyé dans la facilité technique et politique.

Du coup, on a l’impression que le travail de l’urbaniste, aujourd’hui, est plutôt de réparer les erreurs, de rapiécer, de faire de la couture urbaine… pour redonner du sens…
Et si c’était encore du rapiéçage… Mais, ce dont il est question, c’est davantage de l’ajout de pièces les unes à côté des autres, sans forcément beaucoup de sens. Des démarches globales sur le territoire, j’en vois trop peu émerger. Nous avons l’impression que l’on a des difficultés à raisonner au-delà de l’échelle de l’opération, de la ZAC. En dehors de ces bulles, les réflexion à l’échelle de la ville sont certainement insuffisantes.

Il y a quand même les documents d’urbanismes, SAR, SCOT, PLU… qui sont là pour donner de la cohérence ?
Oui, normalement… Prenons, par exemple, le plan d’aménagement et de développement durables (PADD) des PLU. C’est un document politique exprimant les objectifs et projets de la collectivité locale en matière de développement économique et social, d’environnement et d’urbanisme à l’horizon de 10 à 15 ans. Normalement, ce plan est censé être compréhensible par tous. Mais, on voit la différence entre les PADD qui peuvent être produits  sur des villes comme Caen (c’est l’un des exemples que je donne en cours à l’université) et d’autres, comme on en a encore trop chez nous. Si je prends celui de Caen, c’est un document digeste, que tout le monde peut lire. On te dit, par exemple, que telle règle va donner telle forme urbaine, telle forme de parcellaire va donner ça ou ça… C’est un outil d’aide à la décision, un document pour les élus, pour la concertation publique. Parce qu’un règlement, il n’y a rien de plus abscons. C’est le projet qui doit prendre le pas sur le règlement. La règle n’a pas de sens si elle ne s’applique pas sur la base d’un projet qu’on veut atteindre. Quand je lis des PADD, comment dire, c’est…

…Abscons ? il est vrai que si on n’est pas spécialiste,
on n’y comprend pas grand chose…
Oui, on entend assez peu les communes communiquer de façon claire sur leurs projets d’urbanisme. Des projets globaux qui ont vocation à unifier toutes ces pièces un peu disparates, j’en vois très peu.

Une maquette du projet poursuivi après le concours « Couleurs de la vie, couleurs de la ville » en région parisienne.

Il y a une exception réunionnaise en matière d’urbanisme: Le Port
Oui, mais au Port, il y a eu une continuité politique. Et ils maîtrisaient le foncier: ils possédaient les deux tiers de la ville. Tous les terrains qui sont dans la plaine alluvionnaire hors centre-ville, étaient au Département, à l’Etat ou à la Ville. C’est plus facile dans ces conditions d’organiser, de planifier. En tout cas, c’est une des seules villes où des élus et des équipes d’urbanisme ont su tenir le cap sur le long terme.

Et ailleurs ?
D’autres communes s’en sortent aussi très bien dès qu’une gouvernance se stabilise, c’est le cas de Saint Pierre par exemple. Autrement, c’est souvent le clientélisme électoral qui prend le dessus, la satisfaction de demandes immédiates … C’est pourquoi je suis arrivé à un âge où, parfois, la motivation vient à manquer parce que ça devient lourd.

En même temps, la relève ne se bouscule pas. On n’a pas l’impression que les jeunes soient intéressés par l’urbanisme…
J’enseigne un peu à l’école d’archi et c’est vrai que ce n’est pas l’auditoire le plus attentif aux questions urbaines… Mais c’est peut-être aussi dû au fait que j’ai les premières années. Les enjeux ne sont pas encore bien identifiés.

“Le déplacement, c’est aujourd’hui la problématique numéro un.”

Quel est le problème le plus urgent à résoudre dans les villes ?
Le déplacement. C’est aujourd’hui la problématique numéro un. C’est devenu insupportable et quasi insoluble. C’est une contrainte forte aussi. Si l’on arrive pas à se déplacer dans des conditions de confort, de façon économique et sans polluer, la vie même devient impossible dans les villes.

Des solutions ?
Il faut déjà organiser les zones d’activités près des zones d’habitat. En région parisienne, alors que je me m’occupais d’un projet d’urbanisme dans un quartier de logements sociaux, je me souviens d’un riverain qui me disait: “Moi je travaillais là, dans l’usine et j’habitais à côté. Même si je bossais 10 heures par jour à l’époque, je débauchais à 16h, et bien à 16h10 j’étais au bistrot. Et à 16h20 j’étais chez moi. Moi, ma fille, maintenant, elle est secrétaire de direction et elle travaille dans la banlieue Sud. Elle met 1h30 pour y aller et 1h30 pour rentrer. Et finalement, c’est moi qui m’occupe de son enfant. Elle ne le voit pas beaucoup”.

La mixité sociale, c’est juste un concept ou une réalité ?
C’est un concept. Ça, vous pouvez l’écrire parce que j’en ai pas honte. Moi, je ne suis pas un acharné de la mixité sociale. Ce qui faisait la richesse de certains quartiers, c’était justement de se retrouver entre soi. T’avais des quartiers ouvriers, des quartiers de pêcheurs… et tu avais, par exemple, des restaurants qui correspondaient à ton revenu. T’avais des coiffeurs accessibles… Le jour où l’on t’impose la mixité, on crée de la rivalité. Mais attention, mon discours, ce n’est pas de créer des ghettos. Déjà cette mixité, tu ne peux pas l’imposer, il faut qu’elle soit désirée. On me dit: regardez Hausmann, il y avait une mixité verticale puisque les domestiques étaient logées sous les combles. Mais pourquoi ils habitaient là ? Parce que leurs patron voulaient les avoir sous la main… Le jour où on a pu exporter cette population un peu plus loin avec les transports, et bien, la femme de ménage est partie habiter dans d’autres quartiers. La mixité sociale, moi je la vis parce que je participe un peu à la “gentrification” du quartier Saint-Jacques à Saint-Denis. Quand on vient me parler de mixité sociale, je dit: vivez-la. C’est pas toujours facile. 

Un portrait réalisé par un collègue roumain de Rodolphe Cousin alors qu’il travaillait à Saint-Denis (93).

La question qui est posée par la mixité sociale est pourtant essentielle, c’est celle du vivre-ensemble à l’échelle de la ville.
Oui. Mais pour y répondre, je reprendrais volontiers le discours de l’urbaniste Paola Vigano qui expliquait que la question essentielle, c’était d’avoir un traitement qualitatif égalitaire de l’espace public. Même s’il faut des espaces centraux sur lesquels tu mettras un peu plus d’argent — genre le Barachois à Saint-Denis—, il faut aussi qu’au Moufia ou à la Bretagne, pour prendre le cas de Saint-Denis, l’espace public soit de même qualité. Dans les grandes villes métropolitaines, à chaque fois, je suis stupéfait par la qualité de l’espace public. A La Réunion, nous avons un retard considérable, dû en grande partie à l’état où la décentralisation a trouvé les collectivités aux débuts des années 80, sans que des moyens de rattrapage n’aient été mis en place par l’Etat. Nous n’avons pas cette qualité et égalité de traitement. 

Vous avez grandi à Alger, est-ce que ça se ressent
dans votre travail ?
Probablement un peu. Je suis très attaché à la différenciation des espaces et ça c’est important dans l’architecture méditerranéenne, en particulier dans l’architecture du monde musulman. Par exemple, il y a des seuils qui font que l’espace public et l’espace intime sont très dissociés, même si tu peux avoir des interpénétrations entre les deux à travers des filtres. Appliqué à l’échelle urbaine, tout ça entraîne un enchaînement de séquences qui font la richesse de la ville. Tu t’inscris dans un parcours qui est fait de découvertes, d’une succession d’espaces qui s’enchaînent.

C’est quoi une ville exemplaire, bien pensée ?
Je vais utiliser un mot que je n’aime pas mais, à défaut d’un autre: une ville bien pensée, c’est une ville résiliente. Qui a eu, a et aura cette capacité de s’adapter au fil de son histoire aux changements de modes de vie. La ville exemplaire, c’est celle qui est en mouvement constant pour s’adapter. C’est une ville qui fonctionnait bien quand on y circulait à cheval, qui fonctionne toujours aujourd’hui quand y circule en voiture, ou en bus, ou à pied…

Rodolphe Cousin, début des années 90 à Paris. Vêtements d’époque

Est-ce que le mitage et l’étalement, c’est la défaite de l’urbanisme ?
Oui. Enfin, c’est surtout la défaite du politique, c’est le triomphe du  clientélisme. Et ce sont des choses qui coûtent cher à long terme aux collectivités. Mais qui rapporte immédiatement.

Il y a peut-être une incompatibilité de temps entre l’urbanisme (qui est le long terme) et la politique (qui est le court terme)…
Il est vrai qu’un projet d’urba, entre les études, les financements et les enquêtes publiques, c’est plus qu’un mandat électif. Après, il peut y avoir un consensus sur le bien fondé d’une idée, d’un projet, mais c’est rare.

Du coup, n’est-ce pas extrêmement frustrant pour un urbaniste de se retrouver resserré entre ces temps incompatibles ?
Oui. Des fois je dessine des trucs en sachant très bien que ça ne se fera jamais. Mais en même temps,  je me fais plaisir… Je me dis: allons-y. Et de toute façon, chaque gros projet d’urbanisme n’est pas l’oeuvre d’une personne, d’un urbaniste mais de plusieurs. Le projet va passer dans plusieurs mains, sera repris et modifié…C’est une oeuvre collective. Il faut rester humble par rapport à ça.

En même temps, il y a aussi des projets que vous voyez aboutir.
Certes, j’ai une certaine fierté à me balader dans un coin où je me dis: tiens, si j’avais pas mis mon grain de sable, cette rue ne serait pas comme ça… Il arrive qu’on voit son empreinte à l’échelle de Google Map… Alors, je me dis: “Tiens! Si Cousin n’avait pas existé, ça ne serait pas comme ça”. Je dis pas que ça serait moins bien. Mais ça serait différent. Je mentirais si je disais que ça ne me procure pas quelques petites satisfactions.


Entretien : Laurent Bouvier

 

Ecocité, cœur d’agglomération

Le TCO a lancé en juillet 2012 un concours international de maîtrise d’œuvre urbaine à l’échelle de l’Ecocité, ouvert aux architectes urbanistes, accompagnés d’experts paysagistes, sociologues, ingénieurs, spécialistes du développement durable ou des mobilités. C’est l’équipe de l’urbaniste Yves Lion avec Rodolphe Cousin (Zone Up) qui a été lauréate.

Le projet d’Ecocité de Cambaie, sur lequel Rodolphe Cousin est engagé aux côté de l’architecte urbaniste Yves Lion.

L’Ecocité insulaire et tropicale de La Réunion s’étend sur les trois plus importantes communes de la Communauté d’agglomération du TCO (les mi-pentes et le littoral de la Commune de Saint-Paul et de la Possession, et la totalité de la Commune du Port). Le Cœur d’agglomération s’étend sur 5 000 ha, englobant des projets opérationnels majeurs en cours de labellisation Écoquartier comme Ville et Port ou le Cœur de ville de La Possession, et des projets comme le Grand Port Maritime. Rappelons qu’il s’agit d’un secteur de 300 ha presque vierge de toutes constructions dit secteur de Cambaie Oméga, intégrant la plaine Chabrier, la ZAE Henri Cornu, la plaine de loisirs et la zone de Savanna. Ce périmètre regroupe aujourd’hui une population de 70 000 habitants. À terme, le nombre d’habitants sera multipliée par deux et ce ne sont pas moins de 35 000 logements qui seront construits sur ce périmètre. L’Écocité insulaire et tropicale se décline en six axes stratégiques pour lesquels des principes d’aménagement ont été définis. Le premier concerne une ville des proximités qui se traduit par l’émergence de nouveaux secteurs d’urbanisation permettant la continuité urbaine entre des quartiers déjà existants. Trois secteurs d’intensification sont identifiés : la Plaine de Cambaie, la rive nord de la Rivière des Galets, la liaison Le port-Grand Port- La Possession.

Le cœur d’agglomération pourrait accueillir 35 000 logements à l’horizon 2045, soit plus de 50 % des besoins de construction neuve du TCO. Objectif : réunir les trois cœurs de ville. Le deuxième axe concerne une ville moteur du développement économique local ayant pour enjeu la création d’emplois et la limitation des déplacements domicile-travail. Un accent sera mis sur l’industrie et l’artisanat comme vitrine du développement vertueux. Il s’agit aussi d’une ville mobile et accessible structurée par un réseau de transport collectif efficace, confortable et cohérent. De nouveaux franchissements et un maillage inter-quartiers renforcé sont prévus. L’écocité est aussi une ville ludique et attractive avec la création d’équipements (espaces publiques flexibles et polyvalents) et la valorisation des richesses patrimoniales, architecturales et naturelles existantes ainsi que les identités culturelles. L’écocité, c’est encore une ville jardin qui facilite l’accès au littoral et fabrique des continuités de parcours paysagers entre La Possession et Le Port, la création de parcs agricoles…

Enfin, c’est une ville résiliente et économe qui vise la performance des activités et des services urbains, dans le respect des grands équilibres environnementaux : lutte contre îlots de chaleur, approche aéraulique (prise en compte des vents et des ombrages), architecture bioclimatique, éco-construction, porosité des façades, réseau de froid, microgrid, optimisation des éclairages.