La maison-cadeau, l’église de Trois Bassins… les projets de René Lemayen ne passent pas inaperçus dans le paysage de l’île. L’architecte saint-pierrois nous reçoit dans son atelier en forme d’œuf. Rencontre avec un architecte atypique, qui revendique sa liberté de création.
René Lemayen, pourquoi avoir construit
votre atelier en forme d’œuf ?
Dans chaque architecte, il y a un œuf qui sommeille. L’oeuf représente l’origine du monde, la création. Le pubis de femme sur la porte d’entrée, c’est un hommage à la peinture de Gustave Courbet.
On dit quelquefois de vous que vous êtes un architecte
un peu fou, comment vous le prenez ?
Je laisse dire. Certains disent en voyant mes projets, mes dessins : vous allez construire ça mais vous êtes fou ! Mais il faut un peu de folie pour faire ce métier. Il faut oser. La création est un acte de violence. Mais ce n’est pas un acte gratuit. Chaque chose que l’on fait doit avoir du sens.
Quel regard portez-vous sur vos confrères architectes de l’île ?
Loin de moi de critiquer mes collègues architectes. Mais je trouve qu’ils n’osent pas assez. Ils pratiquent souvent l’autocensure. Il faut savoir aller contre l’ordre établi. Répondre bien sûr au programme mais après il faut oser.
Est-ce qu’un architecte doit forcément être un artiste ?
Pour moi oui. L’architecte n’a pas vocation à n’être qu’un technicien. Dans le monde du bâtiment, de toute façon on travaille avec des techniciens et des ingénieurs qui sont plus forts que nous dans ces domaines là. L’architecte doit avoir cette dimension supplémentaire, pour moi, c’est la quatrième dimension : l’expression, la création, l’invention. L’architecte doit être un créateur. Pour ma part, ça ne m’intéresse pas de reproduire, ce qui m’intéresse, c’est créer. Ce qui nécessite au préalable de se nourrir: lire beaucoup, se documenter.
Quels auteurs vous inspirent ?
J’adore Baudelaire. L’invitation au voyage. C’est sur le banc de l’école que je l’ai découvert. J’ai appris plus tard qu’il était venu à La Réunion. On peut même dire qu’il a été le premier touriste officiellement reconnu comme tel sur l’île.
Est-ce que vous vous souvenez du moment
où vous vous êtes dit : je veux être architecte ?
J’ai toujours aimé imaginer des formes et les réaliser. Je crois savoir que lorsque nous faisionsdes châteaux de sable sur la plage, les miens étaient les plus originaux et les mieux réalisés !Mais le jour où j’ai décidé que je voulais être architecte, je m’en souviens bien. J’avais 15 ans. Je venais de faire un dessin. J’avais dessiné une porte. Je me suis dit : maintenant je vais dessiner ce qu’il y a autour.
Vous aviez des architectes dans votre entourage ?
Pas vraiment. L’architecture ne faisait pas parti de notre univers. Mes parents avaient une petite boutique «chinois» à Saint-Pierre. J’habite d’ailleurs toujours dans la rue où je suis né, à Saint-Pierre. Je suis la première génération née ici.
Qu’est-ce qui vous reste de votre culture chinoise ?
La langue : mes parents me parlaient hakka, et je le comprends. Ma mère m’a également transmis la patience qui est une vertu toute chinoise. Et le travail aussi. Elle a élevé 9 enfants tout en faisant tourner la boutique. Chaque jour de sa vie, elle a travaillé de 6 heures du matin à 11 heures du soir. J’étais impressionné par la quantité de cornets en papiers qu’elle réussissait à faire chaque jour pour emballer les grains, riz et autres denrées alimentaires. Je trouvais ça très beau d’ailleurs.
Quand vous avez annoncé à vos parents que vous vouliez devenir architecte, qu’est-ce qu’ils en ont pensé ?
Au début, ils étaient plutôt contents. Puis, quand ils ont vu ces formes organiques qui sortaient de ma table de dessin… Mon père était pudique. Quand il a vu mes premières réalisations, des escaliers en forme de sein, il était gêné…
Où avez-vous fait vos études ?
Mon parcours s’est fait naturellement. J’ai passé mon bac puis je suis allé dans une école d’architecture à Strasbourg. C’est là que j’ai rencontré Gaetano Pesce, un designer italien qui m’a ouvert les yeux. C’est lui qui m’a ouvert à cette quatrième dimension qu’est l’expression, la création.
Racontez-nous l’histoire de la maison cadeau
qui est connue de toute La Réunion…
Quoi dire ? C’est une maison que j’ai conçue pour ma famille. C’est mon premier projet d’habitation. Il fallait qu’il se démarque, qu’il puisse me servir de carte de visite. Le paquet cadeau, il ne faut pas le voir au premier degré. Ce n’était pas un cadeau pour une personne en particulier. C’est une interprétation.
Votre dernier projet marque aussi le paysage,
cette église à Trois-Bassins en forme de crosse d’évêque.
C’est le prêtre de la paroisse qui est venu me voir. J’ai fait une première esquisse en 15 jours.Le projet est bâti autour d’un symbole fort : une spirale logarithmique qui peut être vue aussi comme une crosse d’évêque. Cela peut aussi être une volute de cyclone, la naissance d’une fougère… chacun y voit le symbole qu’il veut.
Est-ce que vous êtes croyant ?
Pas besoin d’être croyant pour dessiner une église.
Comment les services de l’urbanisme voient-ils vos projets ?
Avec eux, c’est tout le temps difficile. Parce qu’ils croient pouvoir figer l’architecture dans un vocable créole. Mais mon architecture est tout aussi créole ! Tout ce qui est né sur le sol réunionnais est créole. Un enfant né sur le sol réunionnais est créole, même chose pour l’architecture.
Vous avez encore beaucoup de projets dans votre tête ?
Oui, ils attendent d’être déballés. Certains projets ont mis 20 ans à émerger. En ce moment, je travaille sur un projet de sculpture sur la falaise de la route du littoral. Une sculpture taillée dans la masse en forme de bouche marquée : «Welcome to Reunion Island». J’ai fait des dessins,j’ai une maquette.
Vous avez quel âge ?
J’ai 62 ans. Cela fait 32 ans que je suis architecte. La création permet de me sentir jeune. Je dis souvent aux futurs architectes que je forme à l’école d’architecture du Port : soyez toujours créatif, vous resterez jeunes.
Vous vous voyez travailler encore longtemps ?
Oui, mais je n’ai pas de mérite. Je vais vous faire une confidence: je ne travaille pas, je joue.
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Entretien : Laurent BOUVIER