Le nouvel architecte des bâtiments de France, Etienne Bergdolt, est un homme de terrain. En bon gymnaste, c’est sur le terrain qu’il aime exercer.   

Etienne Bergdolt, avec un nom comme celui-là, vous êtes originaire d’Alsace, non ?
Gagné… Ce qui explique qu’il y ait trois consonnes à la suite…Ce qui me vaut des déboires multiples, notamment beaucoup de mails qui n’arrivent jamais. Rien que sur les fichiers du ministère, je suis inscrit trois ou quatre fois avec autant d’orthographes différentes.

Donc des études à Strasbourg ?
Oui, un diplôme d’architecte à Strasbourg en 1985. Puis une expérience en libéral en Avignon pendant presque 15 ans.

Comment vous basculez dans l’architecture du patrimoine ?
Déjà en libéral, je m’intéressais beaucoup à la réhabilitation, alors que ce n’était pas très à la mode. J’aimais bien aller faire des relevés dans des bâtiments qui avaient une âme, une histoire. J’ai enchaîné des petits chantiers de maisons de villes, des petits hôtels particuliers. Ce qui m’a permis de voir que j’avais quelques lacunes sur l’histoire de l’architecture car j’ai une formation plutôt technique. L’ENSI de Strasbourg est une formation à l’allemande, très polytechnique…

D’où l’école de Chaillot…
Oui, je suis reparti à l’école…Dans le choix des candidatures, on commençait à demander des qualifications spéciales. Et puis, pour tout dire, il y avait un poste qui m’intéressait en Inde et qui nécessitait d’être ABF.

Et du coup ?
J’y suis parti, mais un peu plus tard. Au Rajasthan. C’était avec l’Unesco, dans le cadre d’une mission d’expertise. Il s’agissait de monter le dossier de protection au titre du patrimoine mondial des deux villes d’Udaipur et de Jaipur.

Vous êtes l’un des rares ABF à avoir débuté votre carrière dans les arts du spectacle…
Je ne sais pas s’il faut en parler…Après on va me prendre pour un clown…

Mais non, mais non….
Disons que j’ai débuté ma carrière dans les arts du cirque. Ça a duré quatre ans. Entre la fin de mes études d’archi et les quelques années post diplôme. Je suis gymnaste, je travaillais dans une troupe de cirque comme acrobate. C’était l’époque des nouveaux cirques.

D’ailleurs, il était aussi question de cirque dans votre projet de diplôme…
Oui, tout à fait. Le Ministère de la Culture venait de créer l’Ecole nationale des arts du cirque. J’avais décliné le programme sur un terrain à côté de Strasbourg. En réalité, il était déjà question pour le ministère de réhabiliter un cirque des années 20 à Chalon en Champagne. Mais je me suis bien amusé. Et mon projet était assez poétique.

Finalement, la parenthèse circassienne s’est vite refermée…
Disons qu’à un moment, il y a mon premier enfant qui arrive, et on se dit qu’on ne peut plus vivre avec des pâtes et des sardines…

La vie d’un ABF, quelque part, comme celle c’un artiste de cirque, est aussi celle d’une itinérance…
Oui, on peut le dire comme ça. J’ai moi-même été en poste à Nice, Nevers puis dans les Alpes de Haute Provence du côté de Digne. La Provence de Giono.

On est loin de La Réunion…
Pas tant que ça. Nice aura été une très bonne école pour préparer La Réunion. Il y a une grosse pression foncière et immobilière, toute la collection des lois littoral et montagne, des fois les deux en même temps. Un peu comme ici, non ?

C’est-à-dire ?
Des terrains en pente qui tombent dans la mer, un foncier très cher, des promoteurs prêts à tout pour rentabiliser leurs opérations, des politiques qui ne sont pas toujours soucieux de la protection du patrimoine et des paysages…

Comment s’exercent ces pressions dans le quotidien d’un ABF ?
Le pire, pour moi, aura été des menaces de mort. Sinon, ce sont des confrontations un peu musclées qui se terminent par : « si c’est comme ça je retire mon projet… » Généralement, le promoteur revient quelques semaines plus tard avec les correctifs. La pression peut aussi s’exprimer de façon assez sournoise, de façon indirecte, par les autorités locales par exemple avec des messages du genre : Comment ça se fait que vous voulez embêter monsieur Machin qui veut développer l’emploi ?

Ce qui nécessite d’être soutenu par sa hiérarchie, son ministère…
Oui, bon… On est quand même tout seul…La philosophie que je me suis faite, c’est que de toute façon, si je dis oui, je me fais engueuler par ceux qui sont contre, si je dis non, je me fais engueuler par ceux qui étaient pour… Bref, quelle que soit la réponse que j’apporte, je me fais engueuler. Alors, autant finir par dire ce que je pense…

La loi vous protège…
Le système de protection du patrimoine à la Française ne marche pas si mal parce que l’ABF donne ses avis en nom propre. Qui peuvent ne pas être conformes à ceux du préfet, et il est indépendant des politiques locaux.

Est-ce que c’est lourd à porter parfois ?
Oui. Je me suis déjà opposé à des projets de la préfecture de Haute Provence, ce n’était pas facile. Même mon directeur ne me soutenait pas. Gros moment de solitude…

« J’aime bien travailler sur le terrain et le plus en amont possible »

Qu’est-qui vous a frappé en arrivant ici ?
La taille des projets.

Par exemple ?
C’est la première fois de ma carrière que j’ai un projet de 120 000 m2 à gérer (le Pôle Océan). Mais il y en a d’autres, ce sont tous les dossiers bleus qui sont là sur l’étagère. Si le nombre d’avis annuel n’est pas très important (1800 avis l’année dernière) les dossiers ici sont beaucoup plus gros. J’ai fait une moyenne, depuis le 1er janvier 2017, le permis moyen est à 1500 m2.

En dehors de la taille des projets, qu’est-ce qui vous frappe ?
Je suis consterné par le nombre de centres commerciaux. J’en ai environ un par mois ! Et des gros…. Ça m’interroge sur la politique de l’urbanisme commercial. Là, il y a un gros projet qui risque de sortir à Bras-Panon, or il y a déjà une énorme zone commerciale à 5 km…

Combien d’inscriptions au titre des monuments historiques sont-elles en cours en cours ?
Il n’y a pas de stock. En PACA, on en avait 2000 en stock, là on est à flux tendu, il y a une demande, on l’instruit. Les dernières inscriptions en date concernent le magasin de la Compagnie à Saint-Denis et une villa au Brûlé.

A chaque ABF sa façon de fonctionner, quelle est la vôtre ? Quel message vous pouvez faire passer aux confrères ?
Moi, j’aime bien travailler sur le terrain et le plus en amont possible. Donc, on a pas mal de permanences qui sont organisées avec les mairies. Et après, c’est le jeu de rôle. Bon, j’ai été libéral, donc, je sais comment fonctionnent les relations entre un maître d’ouvrage et un maître d’œuvre. Je connais un peu les contraintes et les pressions que peuvent subir, ou plutôt la subordination que peut subir l’architecte par son maître d’ouvrage. Si j’ai un message à faire passer aux architectes, c’est que je suis le seul architecte qui intervient dans la chaîne de délivrance d’un permis de construire ; c’est un outil dont il faut qu’ils se saisissent parce que ça peut faire émerger des projets d’architecture innovante, contemporaine.

« On préfère un vrai contemporain à un faux pastiche »

Justement, on a souvent reproché aux ABF d’être parfois hermétiques aux projets d’architecture innovantes…
Oui, mais c’est terminé, c’est une question de génération. Au début de ma carrière d’ABF, j’étais déjà intervenu dans un colloque au Japon sur l’architecture contemporaine en milieu protégé, donc on ne peut pas me faire ce procès. C’est une position doctrinaire qui a beaucoup évolué sur l’ensemble du ministère. En gros, on préfère refaire un vrai contemporain qu’un pastiche. Mais ce n’est pas facile. Des fois, je me retrouve un peu piégé.

C’est-à-dire ?
Parce je vois un archi et je lui dis : “vas-y, lâche-toi…” et après c’est un peu catastrophique… Attention, je ne parle pas de la qualité architecturale mais je parle de la prise en compte du contexte historique. Ce que l’on juge, c’est la qualité de l’insertion par rapport au monument et pour ça il faut avoir des clés de lecture du monument, notamment historiques. Je prends l’exemple d’un petit projet à Saint-Paul où on sentait vraiment que l’archi avait très envie de faire un geste pour marquer son intervention alors que ce n’était pas le lieu. Si le projet fait sens avec l’histoire du lieu, si l’architecte a fait tout ce travail en amont de lecture historique et d’insertion, il n’y a pas de problème.

Un projet contemporain que vous trouvez réussi ici ?
J’aime bien les petites extensions qui sont faites en face du musée Léon Dierx. C’est très contemporain mais ça reste très sobre.

Quand on aime à la fois le patrimoine européen et indien comme vous, la Réunion est un bel endroit pour exercer ce métier….
C’est sûr, il n’y a heureusement pas que les centres commerciaux. C’est riche de passer d’un temple tamoul à une mosquée. Je trouve aussi que l’architecture du vingtième siècle est assez bien représentée ici. Et puis mes enfants sont nés en Asie ; ils se sentent comme chez eux ici.

Et il y a des clubs de gymnastique à Saint-Denis…
Oui, oui… Je suis déjà inscrit.


Entretien : Laurent BOUVIER