Après dix ans d’exercice en libéral à La Réunion, Céline Delacourt a franchi le Rubicon. Elle exerce aujourd’hui comme chargée d’opération à la Semader. Et elle s’en trouve très heureuse. Elle nous raconte comment on peut aussi s’épanouir comme architecte chez un maître d’ouvrage.

Pour Céline Delacourt, passer du côté de la maîtrise d’ouvrage a été une révélation.
Pour Céline Delacourt, passer du côté de la maîtrise d’ouvrage a été une révélation.

Céline, pensais-tu un jour passer l’autre côté de la barrière ?

Pendant les dix ans où j’ai travaillé à mon compte, j’étais persuadée que je n’intéressais pas les SEM, les promoteurs-bailleurs. Parce que je faisais essentiellement de la maison individuelle, de la petite “réhab”. Je me disais que j’avais pas les épaules, que je n’étais pas assez administrative. J’avais l’impression que ce n’était pas à ma portée.

Et puis un jour…

Un jour, on m’a proposé d’aller vivre à l’étranger. J’ai dit très vite oui. Et puis tout s’est écroulé 15 jours avant de partir. J’avais arrêté mon entreprise, j’étais dans les cartons. Je me suis retrouvée en galère. J’ai ouvert le journal et je suis tombée sur une annonce de la Semader: cherche chargé d’opération en réhabilitation. Quand j’ai lu, j’ai dit: c’est pour moi.

Et c’était pour toi…

On était plusieurs et j’étais la seule architecte à me présenter. J’ai été prise.

 “J’étais épuisée, j’avais plus le feu”

Pas de regret d’avoir abandonné la casquette libérale ?

Non. J’étais fatiguée. Tout le temps dans le speed, énervée, t’arrives plus à faire la différence entre ta vie professionnelle et ta vie perso… Il y a des gens qui arrivent à le faire, pas moi… En gros tu bosses soir et week-end, j’avais l’impression de tout le temps travailler.

Ce n’était plus le métier dont tu rêvais quand tu étais étudiante en architecture ?

Pas vraiment. Je me souviens d’ailleurs que les profs nous disaient: “allez-y, il n’y a qu’ici que vous pourrez créer sans contraintes”. Ils avaient raison. Je me suis éclatée pendant mes études. Quand je me suis installée ici, j’étais pleine d’enthousiasme, j’avais envie de m’éclater et puis en face on se retrouve avec des budgets contraints, des clients pas forcément  sur la même longueur d’onde… Et qui te disent: “moi ce que je veux c’est juste une petite extension avec un toit mono pente.”

Et il y a toutes les compétences qu’il faut maîtriser…

Oui, tu te retrouves à gérer plein d’aspects du métier que tu n’apprends pas à l’école. Moi, par exemple, je ne savais pas faire un contrat. J’avais surtout la créativité et le dessin pour moi. Toute la conception, c’était bien mais après, le suivi de chantier, c’était chaud. Quand t’es toute seule, t’es toute seule. Alors que je suis passionnée d’architecture, le métier a tout de même des côtés pesant. Tu donnes du temps et de l’énergie et tu n’as pas forcément la reconnaissance au bout. J’admire ceux qui arrivent à gagner leur vie en continuant de rêver, mais c’est épuisant de se battre. A un moment donné, t’as ta vie de femme , tes enfants que tu ne vois pas toujours grandir . J’étais épuisée,  j’avais plus le feu.

A la Semader, tu es chargée d’opération, en quoi est-ce que ça consiste ?

Ça veut dire que tu gères une opération depuis le diagnostic jusqu’au chantier en passant par la phase programmation. Tu participes aussi au choix des architectes dans les commissions . Et surtout, tu dois gérer un budget.

C’est plus tranquille ?

Tu peux te contenter d’être un “chargé d’op” où tu appliques ton programme tranquillement. Mais tu peux aussi proposer des idées, bousculer un peu le programme, faire preuve d’imagination sur l’utilisation de certains matériaux, sur la redéfinition de certains espaces… Bref, selon l’ambition du “chargé d’op” tu peux avoir un projet complètement différent.

“Je suis plus exigeante avec les archis”

Quelle plus-value l’architecte que tu es amène-t-il ?

D’abord dans l’interface avec les archis, tu connais le boulot de maîtrise d’œuvre. Et quand il faut présenter les opérations aux collectivités, aux instances, je sais comment les valoriser, par exemple, je sais ce qu’il faut montrer sur le plan masse et quelle perspective proposer. J’ai peut-être plus d’aisance là-dessus qu’un chargé d’opération qui n’est pas architecte. A contrario, j’en ai moins sur les aspects juridiques, administratifs, les procédures…

En quoi as-tu l’impression de continuer à faire un travail d’architecte ?

Sur les propositions pour les réhabilitations, j’ai ma petite idée sur comment réorganiser les espaces. De par mon expérience d’architecte, je peux enrichir le programme, arriver à un diagnostic pertinent. Tu as une vision plus large du  projet; tu peux prendre davantage d’initiatives que certains qui se contenteraient de suivre à la lettre les consignes et programmes, du coup aussi on te refile les gros projet. C’est stimulant.

Est-ce que ça rassure tes confrères libéraux quand ils trouvent une architecte comme “chargée d’op” ?

Comme t’as connu les galères, tu peux aussi davantage comprendre. Je sais comme c’est dur en face. J’essaie de faire en sorte que les paiements ne traînent pas même si on est dans des procédures administratives très contraintes et normées. Mais aussi, je suis exigeante avec eux. J’ai tendance à les pousser.

Tu interviens aussi sur le choix de la maîtrise d’oeuvre, on a l’impression qu’on va systématiquement au moins-disant…

A mon sens, le prix intervient trop dans la note finale. Je suis en train de militer pour ne pas être piégé par ça et pour rentrer plus de qualitatif, pour aller vraiment vers le mieux-disant. On se rend compte que le moins-disant ce n’est pas toujours gagnant pour le maître d’ouvrage. Surtout à moyen et long termes.

“Ce qui est difficile pour moi, c’est la notion de temps, le temps en maîtrise d’ouvrage n’a rien à voir avec le temps en maîtrise d’oeuvre.”

Quelques conseils aux confrères libéraux qui soumissionnent ?

Pendant la phase de négociation, tu te retrouves avec des équipes qui ne sont même pas allées voir l’opération !  On juge aussi beaucoup sur l’envie. Par exemple, on a pris des équipes qui n’avaient jamais fait de “réhab” mais qui arrivent avec beaucoup d’enthousiasme. Ils se sentent concernés. Et la réhabilitation, ça demande des qualités que n’ont pas tous les architectes. Ce n’est pas un boulot de plan, tu fais pas rêver sur des perspectives. C’est un boulot hyper humain. Tu as un contact direct avec les locataires. Il faut aimer l’humain.

Quelles sont les difficultés pour un architecte qui découvre la maîtrise d’ouvrage ?

Ce qui est difficile pour moi, c’est la notion de temps, le temps en maîtrise d’ouvrage n’a rien à voir avec le temps en maîtrise d’oeuvre. On est beaucoup plus réactif en maîtrise d’oeuvre. Là, il y a l’inertie du temps administratif, le temps des mises en signatures. Des fois, quand je fais mes plannings je me trompe encore parce que je calcule en maîtrise d’oeuvre.  Et puis il y a le juridique et l’administratif où je ne suis pas encore très à l’aise.

Tu as changé d’avis sur la MO ?

J’ai à faire à plein de gens passionnés, hyper réactifs, je suis agréablement surprise parce que clairement, quand tu es en maîtrise d’oeuvre, la maîtrise d’ouvrage tu les prends un peu pour des “planqués”. Je rencontre beaucoup de gens qui y croient, qui ont envie de faire avancer les choses. Je suis tombée en outre sur un directeur très sensible à l’architecture.

Dans le contexte économique difficile, c’est aussi un débouché ?

Oui, clairement. Ce serait bien d’ailleurs que les jeunes dans les écoles connaissent mieux ces débouchés. Et en plus c’est très varié. Tu peux travailler dans le neuf, la “réhab” mais aussi plus dans l’aménagement urbain. Il faut que les deux mondes communiquent davantage. Il faudrait qu’il y ait plus d’archis dans les maîtrises d’ouvrage, je me sens un peu seule.

Sortir du modèle de l’architecte maître d’oeuvre concepteur, ce n’est pas un échec ?

Je ne le vis pas du tout comme ça. Ça a été une révélation. Je pensais mettre ma créativité de côté. Mais la créativité, elle ne va pas se faire sur la même chose. Elle se fait sur des idées sociales, sur des priorités dans le programme, sur de l’urbain. Et puis, de toute façon, je garde une activité créative à côté avec le design de meubles.

Qu’as-tu gagné en passant de l’autre côté ?

D’abord, il y a la reconnaissance du savoir de l’architecte. J’ai l’impression d’être écoutée, et ça c’est important. Ça va du choix de la maîtrise d’oeuvre à la GPA, j’apporte mes réflexions et je suis écoutée et ça c’est important. Aujourd’hui, je suis mieux dans ma peau, je profite de la vie et je m’épanouis dans mon boulot. Et puis je ne suis plus toute seule à porter le poids des décisions. Ah oui, aussi, tu peux partir en vacances en gagnant de l’argent. Mes premiers congés payés, je me suis dit: le concept est génial…


Entretien: Laurent BOUVIER