S’il y a bien un parcours atypique, c’est celui d’André Schillès. D’un BEP à un diplôme d’architecte, de l’Alsace à La Réunion, André a eu plusieurs vies, ponctuées par deux AVC. Toujours debout, celui qui a confectionné des dizaines de “Rapido” est à son tour pris dans l’objectif.

On peut être architecte sans dessiner des plans, André Schillès le prouve au CROAR [Ph.: Laurent Capmas]
On peut être architecte sans dessiner des plans, André Schillès le prouve au CROAR [Ph.: Laurent Capmas]
André, il paraît que vous avez eu plusieurs vies. Où tout a commencé ?
En Alsace. Je suis Alsacien. Un vrai. Et pas seulement parce que je suis né là-bas…

C’est à dire ?
Être Alsacien, c’est avoir une certaine forme de pensée, c’est une certaine forme d’être.

Par exemple ?
Lorsque je dis quelque chose, je ne vais pas le redire deux fois. Quand je promets quelque chose, je le fais.

Limite psychorigide l’Alsacien…
Non, non ce n’est pas que ça. Heureusement. L’Alsacien est aussi quelqu’un d’accueillant. Ce n’est pas un hasard si tu trouves beaucoup de Réunionnais en Alsace. L’Alsace a toujours été une zone de passage. Et ça influe sur ce qu’on est. On a l’apparence de gens fermés mais en fait on est très ouverts. Mais c’est vrai que la rudesse du climat fait que tu ne vis pas dehors comme à La Réunion.

 Il y a une vie sociale forte ?
Beaucoup plus importante que dans d’autres régions. Je me souviens quand j’étais chez mes grands-parents, on se voyait beaucoup entre voisins. Le soir, on se retrouvait dans le jardin. Chacun amenait sa chaise et on discutait.

“A Strasbourg, nous étions entourés d’art et d’architecture”

Et comment arrive l’architecture dans votre vie ?
C’est un long chemin. Gamin, j’étais pas très tourné vers les études. J’étais disons, un peu “limite” à l’école. Il y a deux choses qui m’intéressaient dans la vie: le dessin et la cuisine. Quand on a cherché à m’orienter au collège, on m’a dirigé vers un BEP de dessinateur à Strasbourg. Un cycle très court, ça m’allait très bien parce que l’école me gavait.

Le petit André, béni par l’évêque de Strasbourg
Le petit André, béni par l’évêque de Strasbourg

Vous vouliez vite mettre le pied dans la vie active ?
Oui. Au bout des deux années, j’ai eu mon BEP et mon CAP. Alors je me suis dit: « mon grand, tu vas pouvoir commencer à tailler ta route ». J’ai fait des CV. J’ai décroché finalement un seul entretien chez un archi qui m’a dit: « OK je t’engage au SMIC mais après trois ans, je te vire ». Là je me suis dit, c’est peut-être pas un plan de carrière…

D’où les études d’archi…
Pas tout de suite. J’arrivai de loin quand même. Il a fallu d’abord réintégrer le cycle long en seconde pour passer un brevet de technicien, qui est devenu plus tard le bac techno. Pendant ma première année, j’ai fait les plans d’exécution de la maison de mon prof de dessin. J’ai dit, bon OK, continuons sur la suite logique…

…avec les études d’archi ?
Oui, à partir de là, c’est devenu évident. D’ailleurs, l’école d’archi était logée à l’époque dans le Palais du Rhin. Nous avions accès à une triple culture: française, allemande et alsacienne. Et puis l‘Europe se construisait (avec notamment le parlement européen) et nous on était au milieu.

André Schillès, jeune marié, au début de ses études d’architecture.
André Schillès, jeune marié, au début de ses études d’architecture.

À la sortie, vous vous installez à Strasbourg ?
En 1986, l’année de diplôme, j’ai fait un petit tour de France de l’architecture. Je suis allé par exemple chez Jacques Rougerie à Paris et puis au bord de la mer, à Marseille, en Bretagne. Parce que mon projet de fin d’études concernait un centre de recherche sous-marin.

Un centre de recherche sous-marin ?
Parfaitement oui. J’avais même implanté ce centre de recherche en Corse. Il y avait une partie aérienne et une partie immergée. Tout était étudié, il y avait des labos, des zones d’expérimentations en aquaculture et en algoculture… Entre parenthèse, quand il y a deux ans, on a commencé à tester ici à La Réunion des solutions d’énergie thermique des mers, c’est à dire la différence de température pour produire de l’énergie, moi je l’avais déjà intégré dans mon projet il y a trente ans.

“L’hiver, on creusait la glace à la tronçonneuse pour pouvoir plonger dans les lacs”

Un alsacien qui veut construire sous l’eau, c’est quand même pas banal…
Pas tant que ça. On plonge beaucoup en Alsace. Pas dans la mer mais dans les lacs. Moi-même, depuis 1980 je pratiquais la plongée, et ce tous les dimanches. L’hiver, on creusait la glace à la tronçonneuse pour pouvoir plonger dans les lacs !

Coupe du projet de centre sous-marin.
Coupe du projet de centre sous-marin.

Qu’est-ce qui vous plaisait ?
Le fait d’évoluer en trois dimensions mais sans la pesanteur. Dès que je plongeais, j’avais tous mes soucis qui restaient à la surface. Bon, je les retrouvais après mais au moins j’avais la paix pendant la plongée.

Vue d’artiste du projet de fin d’études d’André Schillès.
Vue d’artiste du projet de fin d’études d’André Schillès.

Ce projet, vous avez pu le réaliser ensuite ?
C’était compliqué. J’ai rencontré beaucoup de monde et même dans les Émirats. Certains étaient vraiment intéressés. Mais nous étions en pleine période de crise économique, ce qui ne favorisait pas trop ce genre de projets. Bref, après mon diplôme, je m’installe tout de suite à Strasbourg.

Seul ?
Non. J’ai toujours pensé qu’on n’arriverait pas à faire les choses seul dans ce métier. Même si la mentalité de l’archi est celle d’un individualiste forcené.

Comment ça s’est traduit ?
En 1987, j’ai monté une société avec deux associés. On avait trois horizons différents et complémentaires. On a monté très très vite. Et même trop vite..

Trop vite ?
Au bout de trois ans, je fais mon premier AVC. Je travaillais énormément. En plus j’avais quelques soucis avec mes associés. Au passage, je le dis pour les jeunes confrères: ne jamais s’associer à trois, parce que ça fait toujours 2+1 et quand t’es le “1” ça fait mal. Et pour ne rien arranger, à ce moment là dans ma vie personnelle, j’étais en train de divorcer. Il n’y a pas de hasards. Quand tu brûle la chandelle par les deux bouts, le corps te dit stop.

Et là vous levez pied ?
Pas vraiment. Je n’avais pas compris encore la gravité de la première alerte. J’ai juste fait un break de 6 mois avant d’être embauché comme directeur d’une petite boîte de TP. Et c’est reparti pour un tour. Au bout de trois ans, je suis parti travailler avec un confrère qui allait partir à la retraite et dont je devais prendre la suite; j’étais aussi à mi-temps dans une association et je faisais des chantiers pour mon propre compte. Ça faisait sûrement trop. Résultat: en 1995, je fais mon deuxième AVC.

Cette fois, c’est sérieux
C’était plus une alerte. Là c’était un vrai STOP. Tout s’arrête. J’étais jusque là dans l’illusion la plus totale sur mon état. Mais le jour où tu te réveilles sur le lit et que tu vois ton état, là tu n’est pas bien. Entouré de gens en fin de vie. Là, réfléchir, tu ne peux faire que ça. Et tu dois faire des choix rapides.

Lesquels ?
Le choix est relativement simple, tu te dis: « est-ce que je mets un pied devant l’autre ou est-ce que je me tire une balle dans la tête ? ».

Et c’est à ce moment que vous regardez vers La Réunion ?
On est en 1997/98. C’est l’hiver, il fait froid, personne ne m’attend. Ma compagne, à l’époque, n’est pas arrivée à vivre cela. Je fais quoi ? Ma vie n’est plus là. Une de mes anciennes compagnes, qui était Réunionnaise m’avait fait découvrir son île quelques années plus tôt. Donc, comme dans la chanson d’Aznavour, je me suis dit: « je vais essayer de voir si la misère était moins dure au soleil ».

Vous posez votre valise dans les Hauts du Tampon…
Je débarque à La Réunion en 1998, pas pour construire cette fois-ci mais pour me reconstruire. J’ai acheté une petite maison… chemin de la Ligne d’Équerre au Tampon… Avouez toute l’ironie pour un architecte en reconstruction… J’étais au milieu des cannes sur les Hauts du Tampon, avec 3 000 m2 de terrain. Je me transforme en agriculteur.

A son arrivée à La Réunion en 1998, l’architecte devient agriculteur au Tampon.
A son arrivée à La Réunion en 1998, l’architecte devient agriculteur au Tampon.

L’architecture, c’était fini ?
Vu ce qui m’étais arrivé, il n’en était plus question. Et j’en étais à ce moment physiquement incapable. Ceci dit, architecte, tu le restes dans la tête. Avant de prendre la pioche, j’ai commencé à rendre vivable la maison. Quand t’es archi et que tu vois un espace, tu ne peux pas t’empêcher de vouloir le transformer, abattre des cloisons, faire des plans…

Comment on s’improvise agriculteur ?
J’avais un motoculteur… et dans les Hauts, vous avez toujours quelqu’un vous aider, vous donner des conseils. J’ai rencontré un voisin qui avait perdu sa vache dans le no man’s land autour de chez moi. Il est venu le lendemain avec sa herse. J’ai défriché les 3 000 m2. J’ai mis en culture des pommes de terre, des chouchous, des ananas…Ça a duré quatre ans.

Jusqu’à…
…ce que je rencontre Alain N’Guyen qui faisait alors des portraits pour le Rapido, le magazine d’info du Croar. Auparavant, j’avais quand même été une fois à l’ordre pour faire le transfert de mon dossier, mais sans plus. Un jour, Alain se pointe au milieu des cannes, par curiosité. J’ai ouvert une bouteille de vin… On a discuté trois heures. C’est par lui que j’ai renoué avec la civilisation. Parce que c’était vraiment un ermitage là-haut.

Le fil avec l’architecture était aussi renoué…
Oui, d’autant qu’après, j’ai rencontré Dominique Jan, qui était alors président de l’ordre. Je me suis installé à Sainte-Clotilde. À l’ordre, on m’a demandé si je voulais bien m’occuper du Rapido. Je dois le dire: c’est Alain (Nguyen) et Dominique (Jan) qui m’ont remis le pied à l’étrier.

Mais sans reprendre le travail de conception…
Physiquement, je ne pouvais plus. Rester concentrer devant un écran, non. J’ai quand même gardé pas mal de séquelles. Mais je pouvais essayer de faire profiter les autres de mon expérience. Et ça rejoignait ma conviction qu’il ne fallait pas rester seul dans mon coin. Je suis donc devenu salarié de l’ordre. Une façon de dire je suis toujours archi. OK, je ne peux plus me concentrer sur un ordinateur mais je veux faire des choses pour les autres. Mon rôle sera alors d’animer et mettre en page le Rapido, de rencontrer les autres archis, je serai là aussi pour assister le conseil, m’occuper pour le Croar des démarches et réunions dans différentes commissions et mairies. Et puis en 2003, j’accompagnerai la création de la Maison de l’architecture.

Vous occupez un poste privilégié pour observer la profession, comment voyez-vous les architectes de La Réunion ?
Pour dire la vérité, je trouve que c’est un formidable vivier d’individualistes forcenés. C’est terrible de dire ça. Mais c’est quelque chose qui me pèse.

Pourtant, avec toutes les actions collectives réalisées à l’Ordre et les initiatives de quelques regroupements, les choses ne commencent-elles pas à changer ?
Sans doute. Je pense par exemple au collectif des architectes du Sud (Ah). Mais il y a du boulot. Aujourd’hui tout seul, c’est impossible de s’en sortir avec la complexification technique, juridique, administrative. Ce que je constate auprès du grand public et des enfants dans les écoles, c’est que la profession d’architecte est toujours perçue comme une profession sacralisée. L’architecte est perçu comme celui qui signe les grand projets et qui prend l’argent. Les gens ne savent pas ce qu’est la réalité de son métier, ils ne savent pas vraiment qu’ils peuvent en bénéficier. Et mes confrères ne font pas toujours ce qu’il faut pour que ça change. Bien sûr j’entends ceux qui militent pour revenir aux petits projets, pour que l’architecte soit obligatoire pour toute construction de maison individuelle, quelque soit la surface. Mais en même temps, je ne suis pas sûr qu’ils soient prêts et préparés à ça. Parce qu’il faut descendre de son pied d’estale, casser un peu son ego et se retrousser les manches.


Entretien: Laurent Bouvier