Tout juste diplômées en architecture, la réunionnaise Moanna Rosier et sa comparse Julie Drappier sont parties à la rencontre de l’héritage architectural du XX° siècle des Etats-Unis. Au moment où elles retrouvent les ruelles françaises étroites, les petites voitures et la vieille pierre, elles reviennent pour nous sur ce road trip de 6 mois entre Los Angeles et Detroit. En attendant la prochaine étape: Dubaï et Hong-Kong.
Partir…
Julie: Bien sûr il y avait l’envie de découvrir, de voyager. Mais si nous avons commencé ce projet avec Moanna, c’est parce quand on sortait de l’école, le contexte était juste catastrophique… On s’est dit: OK, il n’y a pas de travail, alors inventons-le. Mais on s’est rendue compte que c’était un peu toute notre génération qui était comme ça…obligée de créer notre propre travail plutôt que d’attendre vainement de répondre à d’hypothétiques offres… Quand on ne trouve pas de travail, autant créer l’offre.
Le patrimoine industriel…
Julie: Nous étions toutes les deux curieuses de voir ce qui se faisait ailleurs, notamment sur le patrimoine. On a fait nos études à Bordeaux, une ville où l’empreinte patrimoniale est très forte, mais une ville du coup aussi très contrainte par la réglementation. On s’est posé la question de savoir comment ça se passait ailleurs où le patrimoine était XX° et industriel ?
Moanna: Surtout on voulait prendre des villes industrielles symboles: Los Angeles comme ville de l’industrie du cinéma et Detroit comme la ville symbole de l’industrie automobile. Avec des profils très différents: l’une qui a sombré et l’autre encore très active.
Partir à deux…
Julie: On ne serait pas parties si on n’était pas deux. Peut-être qu’on aurait pas osées. Et puis un voyage, c’est fait pour être partagé.
Une émotion…
À Los Angeles
Moanna: Etre sur les lieux des Oscars juste après la cérémonie. Les installations étaient encore là… la statue des Oscars… Ça m’a touché. Je n’arrivais pas à croire que j’étais là.
Julie: J’ai eu quant à moi pas mal d’émotion lors de la visite des studios de Sony Picture où ont été enregistrées les bandes-son de centaines de films. On sentait le bois chargé d’histoire… Au départ, c’était un simple décor pour les tournage mais l’acoustique étant extraordinaire, ils y ont enregistrés des dizaines de chefs d’oeuvre. Ils n’ont même jamais touché aux murs de peur de modifier l’acoustique…La régie hyper moderne au milieu du salle centenaire: là on est dans le sujet.
À Detroit
Moanna: A Detroit, c’est l’adrénaline qui a accompagné la visite des usines abandonnées. Avec une ambiance un peu de fin du monde. On a découvert plus tard que les équipes que nous avions croisées dans ces lieux étaient des équipes de tournage. Hollywood s’est emparé de Detroit comme décor post-apocalyptique.
Julie: A Detroit, je me rappelle surtout de ce moment où on est en vélo dans le downtown illuminé. J’avais l’impression d’être dans un film… En vélo au milieu des gratte-ciels…
L’Amérique, pays de la voiture…
Julie: Quand on a eu notre “Subaru”, ça a été la liberté. C’est là que tu vois qu’aux Etats-Unis, tout est fait pour la voiture. Sans voiture, tu n’es rien…On a vécu une semaine à L.A sans voiture, c’était impossible. Au début, on marchait dans la rue pour aller prendre le bus et tout le monde nous regardait. Nous étions les seuls. Là-bas, personne ne prend les transports en commun.
Moanna: Pour tout dire, là-bas, tu vas retirer l’argent dans une banque en drive-in… Evidemment, il y a la notion d’échelle, tout est plus grand, tout est à l’échelle de la voiture. Tout part aussi de la notion de liberté. On l’a compris en visitant le musée Ford à Détroit. La voiture, c’est l’instrument de la liberté aux Etats-Unis. Cet élément a fondé leur urbanisme. Du coup, c’est un non sens de visiter les villes US sans voiture.
Un road trip jusqu’à Detroit…
Moanna: Dans notre Subaru Forester bleu marine, nous avons parcouru 3400 miles (5440 km), le long de la fameuse route 66 qui relie notamment les deux villes… L’immensité. Tout est plus grand, les villes et les paysages aussi. Du coup on se sent perdus. Ça nous ramène à notre échelle de petit humain dans l’immensité du paysage naturel ou urbain.
Des décors naturels époustouflants…
Julie: Le Grand Canyon… On l’a abordé sur la rive Nord. Le matin, on sortait du désert où il faisait très chaud. Et là, d’un coup, il neige sur le Grand Canyon… Juste magique. Et puis je n’ai jamais vu autant d’espèces animales. On peut dire ce qu’on veut mais, il y a un tel respect de la nature dans ces parcs là.
Moanna: Les White Sands… Ce sont des dunes de sable blanc dans l’Etat du Nouveau Mexique. On a fait un détour de 5 heures. On a traversé des paysages vides, passé une zone militaire. On avait l’impression d’être perdues dans ces dunes blanches comme la neige sous un ciel bleu-gris menaçant. On était en permanence dans des décors de cinéma.
Julie: Il faut dire que lorsqu’on parle de patrimoine du XX° siècle, il y a d’abord le patrimoine naturel, qui a été la première chose qui a été protégée aux Etat-Unis. C’est encore plus important que les constructions. En Europe, on protège davantage le patrimoine construit.
Les motels…
Moanna: Non, parce qu’on dormait dans la voiture. Comme c’était l’été, on a vécu l’expérience des parcs jusqu’au bout. On aimait poser notre voiture, sortir notre petit équipement de camping. Et dormir là. Le motel, on voulait expérimenter mais ça reste un peu glauque…. Autant aller dans la nature. Surtout qu’on s’est retrouvée dans des paysages incroyables.
L’anglais, c’est facile ?
Moanna: Easy…
Julie: A la fin, nous étions à l’aise. On a toujours réussi à se faire comprendre. Déjà, avant de partir, on regardait les films en VO. Et moi je suis partie en Erasmus pendant deux ans. On a avait une bonne base.
Des françaises en Amérique…
Moanna: Je pense que notre accent frenchy a contribué à nous rendre… attachantes.
Julie: L’image de la France aux Etats-Unis est très positive. Et la France pour eux, c’est Paris. Pour La Réunion, c’est un peu différent… Moana il faut que tu racontes…
Moanna: Au début quand on se présente et qu’on dit qu’on est françaises, les gens ont toujours envie d’en savoir plus. Pour Julie, c’est facile, elle disait qu’elle venait de Bordeaux, et avec le vin, Bordeaux est connu dans le monde entier. Ensuite, elle me regardait du genre… débrouille-toi. Je commençais par dire: je viens de La Réunion… (au cours du séjour, une seule personne connaissait la Réunion, simplement à cause du débris retrouvé de la Malaysia Airlines). Du coup, ensuite, je devais parler de Madagascar, voir de l’Afrique du Sud…
Une rencontre amicale…
Julie: Sylvia sans hésiter. On a rencontré cette femme par le biais d’une amie à Los Angeles. Elle nous a accueillie comme des membres de sa famille. Sylvia est une femme qui a 51 ans mais en réalité qui a le même âge que nous dans sa tête… Nous avons beaucoup appris de l’Amérique en étant avec elle.
Une rencontre professionnelle…
Julie: Je dirai Luis Hoyos, prof d’architecture de l’université polytechnique de Californie à Pomona .
Moanna: il nous a invité à un de ses cours à l’université, à une heure de Los Angeles. En fait, il n’avait pas réalisé que ce jour-là il n’avait pas cours…. Confus, il nous a invité chez lui. On a pu échanger simplement, comme avec un ami qu’on connaît depuis longtemps. Et sa maison est fabuleuse, un beau témoignage de l’architecture du XX° (une maison dessinée par John Lautner.)
Julie: En plus, cette rencontre nous a permis d’organiser un workshop avec les étudiants en archi. Nous avions choisi le thème “repenser le drive-in (cinéma) dans un contexte urbain”.
L’approche de l’architecture chez les jeunes étudiants américains…
Moanna: Ils ont une approche très design et ne s’occupent pas trop du contexte social et urbain de la ville.
Julie: Ils sont plus axés sur l’ingénierie et le design. Ils partent tout de suite dans des images de façades, des matériaux…
Julie: On a eu cette impression aussi à l’USI, une autre université dans laquelle nous avons eu la chance de pouvoir voir des projets de fin d’études. Là aussi, nous avons vu qu’ils étaient plus axés sur la forme.
Détroit, ville de fin du monde…
Julie: La ville est en faillite. Elle a perdu beaucoup de ses usines et plus de la moitié de sa population. Or, c’est une ville immense qui peut contenir à la fois Manhattan, Boston et San Francisco. Elle est très étalée et toute cette population qui est partie fait que beaucoup de maisons sont à l’abandon, qu’elles aient été incendiées ou détruites, ou squattées.
Moanna: Du coup, une partie de la ville a été transformée en ce qu’ils appellent une prairie urbaine. Certaine maisons ont disparu et laissent le terrain vacant. On appelle ça les « shrinking cities », les villes qui se rétrécissent. C’est assez déstabilisant. C’est un défi compliqué pour un urbaniste. Ça isole les personnes.
Julie: On est dans un tissu très distendu, les gens sont dispersés. La solution qu’ils ont trouvé pour l’instant est de les rassembler. De les faire déménager de leurs maisons… Or ceux qui restent sont des survivants. C’est difficile de les faire bouger…
Pas trop flippant comme ambiance ?
Julie: Les gens sont quand même positifs. C’est aussi dans la mentalité américaine de recommencer de zéro. On a ressenti une dynamique. Mais nous n’avons pas non plus rencontré la population qui en bave le plus, dans les quartiers défavorisés.
Moanna: Il y a aussi des jeunes de banlieue qui reviennent dans le centre de Détroit et viennent redynamiser la ville. Ce sont les prémices d’un redémarrage.
L’ombre d’Albert Khan…
C’est l’architecte de la ville. Il est mort maintenant mais nous avons été reçues dans son agence. Pour une interview très intéressante. Albert ,c’est quand même 300 bâtiments à Détroit…Dont beaucoup d’usines avec un système constructif en béton armé. Beaucoup sont à l’abandon aujourd’hui.
Pas trop de galères…
Julie: Pas trop…
Moanna: A part le logement à Detroit. Bon, on sortait des parcs nationaux et nous avons été un peu déstabilisées par cette ville. Nous avons eu du mal à trouver à nous loger. Un comble dans une ville où il y a tant de logements villes. Nous avons même campé dans un parc dans la ville…
Et les parents, pas trop inquiets ?
Moanna: Si. Avant qu’on parte, on avait posté une vidéo sur Detroit. Après l’avoir visionnée, ma mère a un peu flippée… En arrivant à Detroit, j’avais posté un message du genre: on ne sait pas trop encore où on va loger, c’est un peu galère… Et j’ai pas donné de nouvelles pendant 48 heures… Ça a suffi à lui donner un petit coup de stress.
Un petit plat…
Moanna: Des nouilles chinoises… pour des raison un peu économiques. En fait, à Los Angeles, nous avons mangé beaucoup mexicain. La culture hispanique y est vraiment forte.
Julie: les frites de patates douces, les pancakes fourrés au bacon. Et la cannelle, ils en mettent partout.
Des images, des photos, des sons…
Moanna: Nous avons ramené beaucoup de photos et d’interview.
Julie: Environ 36 gigas de photos et 180 gigas de vidéo…
Et maintenant…
Julie: On essaie de partager ce qu’on a récolté de plusieurs façons. Nous avons déjà un partenariat avec les écoles d’architecture; on voudrait y organiser des conférences itinérantes. Par ailleurs, nous souhaitons faire une expo qui circulerait dans les Maisons de l’architecture.
Moanna: On voulait aussi proposer à la ville de Bordeaux une expo de photo sur la ville de Los Angeles. Bordeaux est jumelée avec LA. Et sous un jour plus artistique, nous participons au festival Eco à avenir à Bordeaux, un festival de musiques urbaines et d’arts visuels qui invite cette année des DJ de la ville de Detroit… Nous allons projeter des vidéos derrière les DJ set.
Obligées de passer par La Réunion…
Moanna: On espère, on espère… Avis aux intéressés…
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Entretien: Laurent Bouvier
Pour suivre Moanna et Julie
Le site du projet
thehproject.net
Les actualités, vidéos et photos partagées sur la page Facebook:
www.facebook.com/thehprojectfrance
Le premier épisode de leur web-série sur leur chaîne YouTube:
www.youtube.com
Pour illustrer leurs expériences, leurs photos sont publiées sur Instagram: www.instagram.com/thehprojectfrance/
Le teaser du projet pour Ulule:
www.youtube.com/watch