Architecte installée à La Réunion depuis 2002, Jane Coulon se partage entre son agence à Saint-Paul et l’école d’architecture où elle est maître assistante associée. Jane a la particularité d’avoir passé toute son enfance dans un monument de l’architecture, la Cité Radieuse de Le Corbusier à Marseille.
Jane Coulon, on a tous dessiné notre maison à l’école primaire mais quand voit vos premiers dessins, on se dit qu’il n’y a pas de hasard si vous êtes devenue architecte…
Disons que ce n’est pas la maison à toitures à pentes qu’on a l’habitude de voir sur les dessins d’enfants. Il se trouve que je suis née dans l’immeuble du Corbu à Marseille (L’unité d’habitation de Marseille dessinée par Le Corbusier, connue sous le nom de Cité Radieuse). J’y ai vécu jusqu’à 14 ans. On a habité au 2e, au 5e, au 6e, au 7e et même au premier étage ! On a fait toutes les typologies de logements. Et j’ai fait ma maternelle là-bas…Il y avait une petite école là-haut qui était un endroit magique.
Magique ?
L’école était au 8e étage. De là, il y avait une grande rampe qui montait jusqu’à la cour de récrée sur le toit terrasse. On avait une vue sur tout Marseille, des jeux, un bel espace pour courir et rêver. Mais c’est surtout l’ambiance dans cet immeuble qui était magique.
Qui habitait la Cité Radieuse ?
Mes parents étaient des babas cool. Ma mère était femme de ménage et mon père était journaliste. Ils étaient du Nord, voulaient aller vivre dans le Sud. Ils avaient un vrai engagement soixante-huitard. Ma mère était aussi un peu artiste, elle dessinait. Ils ne sont pas arrivés ici par hasard. La sociologie, au Corbu, avait déjà changé. Au départ, c’était du logement social mais en 1971 quand mes parents sont arrivés, ce n’était plus le cas. On y trouvait plutôt des gens de gauche, des professions culturelles ou artistiques ou des cathos ouverts et militants.
En quoi l’architecture du lieu a influencé la vie de ceux qui y habitaient ?
Ce lieu était en phase avec leur désir de vivre, leur désir d’habiter. Oui, cette archi était en phase avec les gens qui y vivaient, des gens très ouverts. En tout cas, ça fonctionnait comme dans un village, avec ses rues, ses espaces publics. Nous les enfants, on était tout le temps les uns chez les autres. Le foutoir qu’on mettait dans les couloirs, c’était un terrain de jeu, une rue pour nous….J’en parlais il n’y a pas longtemps avec des bailleurs sociaux d’ici qui me disaient : attention, il ne faut pas qu’il y ait du bruit dans les couloirs ! Ça me faisait un peu rire intérieurement parce que je repensais au Corbu. Dans cet immeuble, les couloirs sont très larges, le sol noir et les portes en couleurs. Nous, c’était notre lieu de vie, on y faisait rouler nos vélos, les patins à roulettes !
Tout a été dit sur cet immeuble…
Tout a été dit sur cet immeuble…ou presque. Ce qui est rarement signalé, c’est que dans les cages d’escaliers, aux niveaux intermédiaires, il y avait de tous petits locaux dans lesquels se situaient un club de ciné, une bibliothèque. Le club de ciné faisait aussi des projections sur le toit. Il y avait une vie collective réelle.
Un mot pour définir cette architecture ?
S’il fallait la définir par un mot, je parlerais de générosité. Ce que je retiens, c’est la générosité de tous les espaces de transition…ces espaces partagés, ces grands escaliers…le toit. Le toit-terrasse, c’était quelque chose d’incroyable. Il y avait du monde le week-end. On s’y réunissait, on y pique-niquait. Là-haut, il y avait des espaces de jeux, un atelier dans lequel on faisait de la peinture, des cours de modelage.
Vous y retournez de temps à temps ?
Aujourd’hui ? C’est devenu un endroit fermé, qu’on visite comme un musée. Tu veux visiter le Corbu ? Et bien tu te fais déjà attraper par le gardien qui te demande: qu’est-ce que tu veux ? Corbu, il doit se retourner dans sa tombe. Néanmoins, chaque fois que je reviens à Marseille, j’y vais. C’est une grande émotion. Pas seulement parce que j’y ai vécu. C’est quand même de l’archi qui a de l’allure. Le Corbusier, il avait envie de construire pour l’humain.
En marge des rétrospectives qui lui ont été consacrées l’année dernière, il y a eu aussi des polémiques sur les liens qu’il a entretenu avec l’extrême droite.
Pour ma part, je pense qu’il était surtout opportuniste. Il se servait de la politique pour pouvoir réaliser ses projets.
Cette architecture « généreuse », est-ce qu’elle caractérise aussi votre travail ?
Oui, du moins, j’essaye. Pour moi, ça veut dire de dessiner en pensant que ce que j’imagine réponde le plus possible aux attentes de celui qui va habiter. C’est mettre son ego de côté. C’est aussi se méfier des modes. L’archi, ce n’est pas comme une fringue. Il faut imaginer que ce soit un peu intemporel.
Et vous y arrivez ?
On essaye péniblement de construire une machine à habiter, pour qu’elle soit la plus généreuse possible. Mais par rapport à ce qu’on nous demande aujourd’hui en logement social, c’est quasiment impossible. Logique programmatique, logique économique, logique réglementaire… C’est très contraint. Le programme doit être comme ça et pas autrement. Si t’es pas dans les critères, c’est mort… C’est très sclérosant. L’architecte n’a plus la latitude de proposer et développer des organisations de l’espace différentes. Parce qu’on nous dit : une chambre, c’est un volume minimum de tant, une surface minimum de tant… C’est stérile.
L’impression quelquefois de se battre avec des moulins à vent…
Et pourtant, nous avons des choses à dire et proposer aux maîtres d’ouvrage. Réussir à dialoguer avec son client, ça veut dire avoir assez de conviction pour amener dans le projet des idées fortes, parler de la place des déplacements humains, ne pas réduire l’architecture à un seul groupe socioculturel… Par exemple, tu fais du logement social, et tu as une certaine « image de », des clichés… Je reprends Le Corbu, en 1956 c’était du logement social, si on met en parallèle ce qu’on a construit au Chaudron en 1960, il y a quand même un gouffre. Je suis persuadée qu’il y a plein de choses à faire en matière de logement social. Ce qui nécessite pour l’architecte à la fois d’avoir l’oreille du maître d’ouvrage mais aussi d’être dans une posture de générosité, de ne jamais oublier qu’il doit concevoir une architecture à habiter, qu’il doit avoir assez d’humilité pour penser un projet appropriable par les autres.
Souvent, les problématiques soulevées par les architectes sont des problématiques d’urbanisme, est-ce que finalement, on n’a pas plus besoin d’urbanistes que d’architectes ?
Probablement. Ça a plus de sens pour un architecte de construire dans un projet urbanistique pensé et cohérent….Prenons la ville du Port qui a un vrai projet sur long terme. Il a été décidé d’y construire tous les quartiers avec l’obligation d’avoir une école à moins de 10 minutes à pied de chez soi. Après, on a dit : on fait une usine de compost et on vous le redonne. Puis, on a planté des essences adaptées au climat… Résultat : la ville a perdu 3 ou 4 degrés sur 30 ans ! Mais ce genre de démarche à l’échelle de la ville reste rare à La Réunion.
Ça a bougé quand même. Aujourd’hui, il y a des plans d’urbanisme plus élaborés, on ne raisonne plus à l’échelle du micro quartier mais au moins à l’échelle de la Zac.
Et tu jettes dans la Zac tous les services dont tu as besoin. Mais il y a mieux à faire.
C’est à dire ?
J’essaie de faire de la recherche, ça parle d’anthropologie, d’architecture et d’urbanisme. Mon combat, c’est la ville résiliente. Tirer bénéfice de ses erreurs pour aider à se reconstruire. Une ville, ça se construit par empilement. Pour continuer à en écrire l’histoire, il faut pouvoir tirer ce fil rouge, comprendre pourquoi et dans quels contextes ces différentes couches constructives ont été édifiées. Et s’en servir.
Dans la pratique de l’architecture au quotidien, qu’elles sont les difficultés auxquelles vous êtes confrontée ?
En ce moment ? Premier défi : trouver des collaborateurs. Parce qu’on a un métier ingrat ou nous faisons beaucoup d’heures… Deuxième défi : essayer d’avoir des projets qui arrivent au bout…Combien de projets y compris avec des collectivités ne vont pas au bout…. Ils sont tellement liés à une conjoncture politique et économique. Enfin, le défi, c’est d’essayer avec toutes les contraintes de programme, de finance, de délais, de faire quelque chose qui réponde aux besoins ! Ça c’est beaucoup.
Et le plaisir dans tout ça ?
Ça, c’est encore un autre défi : se faire plaisir, continuer à aimer son métier. J’adore mon métier. Mais bon, c’est fatigant. Je regrette que les gens avec qui on travaille n’aient pas plus de culture architecturale et urbaine. Quelquefois on parle dans le vide. On manque de lieux de culture sur l’architecture. On ne se construit pas qu’en se regardant le nombril. Il faudrait regarder ce qui se fait autour. Encore heureux que je sois aussi à l’école d’architecture. Ça me permet de continuer à aimer mon boulot. C’est ma bulle d’air, j’y ouvre le champ de la réflexion. Et j’ai la chance de faire quelques voyages d’études. Ça nourrit.
Quel est votre rôle à l’école d’architecture de La Réunion ?
Je donne un cours sur les théories et doctrines de l’architecture pour aider l’étudiant à se construire une démarche et une posture d’architecte. J’ai dispensé aussi des cours sur le paysage, c’est un champ qui m’intéresse. Et plus généralement je suis les projets. J’y travaille depuis 2003.
Qu’est-ce que ça vous apporte ?
Ça me permet de rester en questionnement perpétuel. Ça m’oblige à me remettre constamment à niveau. Et on fait aussi de la recherche. J’ai mon vieux dada qui est de faire une thèse en anthropologie de l’architecture… Quand je sors de l’école, je ramène de nouvelles idées, des envies. Si tu restes dans tes projets, le nez dans le guidon….c’est trop sclérosant. Les idées, je les attrape aussi dans les bouquins, j’en ai pas mal à la maison.
Justement, un livre à conseiller ?
“Faut-il pendre les architectes ?” de Philippe Trétiack. Tout un programme…
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Entretien: Laurent BOUVIER
Jane Coulon en bref
Jane Coulon est arrivée en 2002 à La Réunion. Après un bref passage chez DPV, elle intègre les Architectes de l’Eperon. En 2007, elle fonde l’agence Empreintes à Saint-Paul, associée à Olivier Lavirotte. L’agence compte 4 salariés architectes.